Oui, on peut enchainer les baux dérogatoires (mais pas n’importe comment)…

(Actualisation au 15 juillet 2014 : suite à la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, dite loi « Pinel », cet article est actualisé ici)

On dit souvent que lorsque l’on s’aime, c’est pour la vie… Pourtant, dans notre société, magnifiée par l’état du Droit, les engagements perpétuels ne sont pas vraiment prisés…

Ainsi, dans un bail commercial, la relation bailleur-preneur est nécessairement limitée à neuf ans, faisant ainsi de la relation locative une sorte de mariage à durée déterminée, renouvelable si l’envie (voire la passion) est toujours là…

Mais, nombreux sont ceux plus enclins à verser dans le court terme. Pour eux, la loi a prévu une dérogation qui fait échapper le bail portant sur des locaux commerciaux non seulement à la durée novennale, mais également aux autres dispositions protectrices du statut des baux commerciaux (droit au renouvellement, plafonnement du loyer, etc…).

Ce bail, dit dérogatoire, est régi par l’article 145-5 du Code de commerce qui dispose, depuis la loi LME du 4 août 2008 :

« Les parties peuvent, lors de l’entrée dans les lieux du preneur, déroger aux dispositions du présent chapitre à la condition que la durée totale du bail ou des baux successifs ne soit pas supérieure à deux ans.« 

Dans un bail commercial, on peut donc se « marier » pour une ou plusieurs courtes périodes, mais sans que la durée totale de ces unions ne dépasse deux ans. L’idée s’est donc rapidement diffusée dans le public que les baux dérogatoires étaient limitées à cette durée.

Une telle limite, qui n’est pas toujours souhaitée, ni par le preneur (I), ni par le bailleur (II), est en réalité fragilisée tant par la loi elle-même, que par la jurisprudence, qui a ouvert la porte à une sorte de bail indéfini, hors statut (III).

Encore faut-il bien s’y prendre pour que cela fonctionne (IV), sans quoi les conséquences peuvent être particulièrement préjudiciables à la partie serait restée en mode « speed dating » (V).

I. La problématique du (doux) preneur

Mais à quoi pense donc le preneur, lorsqu’il contracte à court terme, alors que les dispositions relatives aux baux commerciaux lui délivrent des droits considérables et une pérennité de son activité sur un même lieu ?

En réalité, le preneur peut tout simplement avoir peur de s’engager pour la période minimale de 3 ans, à laquelle le statut des baux commerciaux l’astreint avant tout congé.

Puis, se rendre compte que, finalement, son entreprise peut encore tenir, mais sans grande certitude…

Une telle façon de concevoir les choses le poussera donc à accepter la précarité de son occupation, comme un moindre mal, et une prorogation éventuelle de cette situation en fonction des aléas de son commerce.

Egalement, le preneur peut vouloir s’essayer à différents types de commerces, sans certitude de poursuivre dans telle ou telle voie.

On voit ainsi des entreprises qui passent de la téléphonie à un vidéo-club ou encore à la vente de fleurs, tout en restant dans les mêmes locaux !

Cela implique de privilégier la conclusion d’un bail de courte durée pour que le preneur puisse se désengager et conclure ensuite un nouveau contrat avec une nouvelle destination des lieux.

Mais attention, la Cour de Cassation a récemment jugé que la seule modification de destination du commerce ne justifiait pas que des baux dérogatoires successifs puissent être conclus sans précaution.

II. La problématique du bailleur (sentimental)

Pour le bailleur, les raisons de faire contracter un bail dérogatoire, et de le proroger par la suite, sont évidentes : cela lui permet de contourner le statut des baux commerciaux, particulièrement contraignant pour lui (facultés de résiliation limitées, plafonnement du loyer, risque de paiement d’une indemnité d’éviction en cas de refus de renouvellement…).

Ainsi, les souhaits respectifs du bailleur et du preneur peuvent se rencontrer, lors d’une belle nuit d’été, au cours de laquelle ils convoleront vers leur avocat ou leur notaire pour signer un bail dérogatoire, avec l’intention (affirmée) de le poursuivre mais en sachant que, comme la vie, tout a une fin (et parfois plus tôt qu’on ne le pense).

III. Les solutions

Les solutions pour renouveler un bail dérogatoire se trouvent dans le code de commerce (sans trop chercher – 3.1) et dans les décisions rendues depuis de nombreuses années par la Cour de cassation (en cherchant bien – 3.2).

3.1. Ce que dit la loi

Les exceptions légales au principe selon lequel deux baux dérogatoires ne peuvent être conclus pour une durée totale supérieure à deux ans se déduisent du texte même qui prononce cette interdiction.

L’article 145-5 du Code de commerce, dans son alinéa 3, prévoit que :

« (il s’opère un nouveau bail soumis au statut des baux commerciaux), à l’expiration (d’une durée de deux ans), en cas de renouvellement exprès du bail ou de conclusion, entre les mêmes parties, d’un nouveau bail pour le même local.« 

En conséquence, si le second bail dérogatoire est conclu entre des parties différentes, la durée de deux ans n’est plus une limite.

Exception est faite néanmoins pour les cas de fraude (par interposition de prête-nom, notamment), régulièrement pointés du doigt par la Justice, saisie par un preneur qui, revendiquant le statut des baux commerciaux, n’aurait pas supporté d’être éconduit à l’issue de ce second bail (cf. ci-après V. Les « sanctions »).

Un nouveau bail dérogatoire peut être également conclu entre les mêmes parties, à l’issue des deux ans, s’il porte sur un local différent. La différence pourrait ici porter sur le retrait de tout ou partie des pièces ou des étages mis à disposition.

3.2. Ce que dit la jurisprudence

Très tôt, la Cour de Cassation a admis une dérogation à la dérogation, ouvrant la porte à la possibilité de grands débordements.

Par un arrêt en date du 10 juillet 1973, la 3ème chambre Civile de la Cour a en effet décidé qu’en concluant un nouveau bail de onze mois à la suite d’un bail dérogatoire arrivé à son terme, le preneur avait renoncé au statut des baux commerciaux.

Cette solution n’a jamais disparu depuis lors. Elle a néanmoins été précisée dans ses modalités d’application, qu’il convient de respecter strictement.

IV. Les précautions à prendre

Tout d’abord, la jurisprudence a rapidement indiqué que, si les parties entendaient déroger, par la signature d’un nouveau bail dérogatoire, aux dispositions favorables au preneur du statut des baux commerciaux, il convenait que la renonciation soit constatée postérieurement à l’expiration de la limite de deux ans.

C’est un principe classique du droit : on ne peut renoncer à un droit qui n’est pas acquis.

Cela signifie que cette renonciation ne peut être antérieure à l’échéance des deux ans, ni concomitante. En pratique, mieux vaut attendre quelques jours, mais la signature le lendemain même de cette échéance pourrait ne pas choquer.

Toutefois, la renonciation n’est que rarement implicite : en particulier, depuis 1973, la jurisprudence a resserré sa garde et considère que la simple signature d’un nouveau bail dérogatoire ne vaut plus renonciation implicite au statut des baux commerciaux.

Surtout, je ne saurais que trop conseiller de stipuler cette renonciation de manière claire et non équivoque au sein-même du nouveau bail dérogatoire.

On cite régulièrement, à titre d’exemple, la clause relevée par la Cour de Cassation dans un arrêt du 25 février 2004 :

« le preneur a parfaitement conscience que s’étant maintenu dans les lieux au-delà de la durée initialement prévue, il a droit au statut des baux commerciaux prévu par [les articles L.145-1 et suivants du code de commerce] et pourrait revendiquer la propriété commerciale des locaux susvisés.

Cependant, c’est en parfaite connaissance que M. X… Y…, preneur, déclare expressément renoncer conformément à la jurisprudence constante à son droit acquis au bénéfice de ce statut« 

V. Les sanctions

Attention danger !

Une fois passée la durée du bail dérogatoire, à défaut de nouveau bail dérogatoire stipulant expressément le souhait des parties de déroger au statut des baux commerciaux, l’article L. 145-5 alinéa 2 du Code de Commerce s’applique et le preneur qui est « resté et (…) laissé en possession » pourra revendiquer les droits découlant dudit statut.

A cet égard, il importe peu que la durée du bail dérogatoire soit inférieure à deux ans : le simple fait de se retrouver dans des locaux commerciaux sans disposer de contrat dérogatoire en vigueur génère une véritable sanction pour le bailleur non diligent.

En particulier, on peut noter que toutes les clauses dérogatoires au statut des baux commerciaux figurant dans le bail dérogatoire échu pourraient être écartées sur demande du preneur.

Conclusion

On peut donc se marier à court terme dans des locaux commerciaux et reconduire la courte « love story ». En respectant quelques principes de base, bien sûr…

Mais, cette faculté est-elle bien conforme à l’esprit du législateur, qui entendait avant tout protéger le preneur contre la précarité ?

Certainement pas…

C’est peut-être aussi pour cette raison que la vox populi laisse souvent entendre qu’une telle situation (la succession de baux dérogatoires) n’est pas possible…

Mais en matière de locaux commerciaux comme d’amour, il faut parfois savoir faire taire les croyances et suivre son cœur !

 

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7 réflexions sur « Oui, on peut enchainer les baux dérogatoires (mais pas n’importe comment)… »

  1. Bonjour je loue un local pour du nettoyage de voiture de puis 2 ans én bail précaire mais le propriétaire veut refaire un bail précaire au bout 2 ans à t il le droit es dans son avantage ou dans le mien de ne pas continue sur un 3/6/9 ? Que dois-je faire

  2. Bonjour,

    Quel bel article ! Après des heures de recherche, je pense avoir enfin trouvé ma réponse, qui plus est avec style.

    Auriez-vous peut-être un instant pour me confirmer ceci ? :

    Mon entreprise loue un local de stockage à la Communauté de communes depuis 2014. Il est conclu chaque année un bail de 1 an intitulé « précaire » qui précise expressément dans une clause que les parties acceptent en connaissance de cause de déroger au statut des baux commerciaux. Ce contrat doit être reconduit pour 2018, portant ainsi la durée totale du bail au-delà de 3 ans.
    Je comprends à la lecture de votre article que cette « dérogation à la dérogation » est valable, dans la mesure où elle résulte d’une volonté commune aux deux parties, ceci étant clairement énoncé dans le contrat.
    A supposer que nous souhaitions résilier le bail en cours d’année, il n’y a donc aucun risque que l’on soit redevable des loyers restant à courir jusque la fin de la période triennale, la Communauté de communes ne pouvant pas nous opposer la « transformation » automatique du bail dérogatoire en bail commercial, n’est-ce pas ?

    Bien cordialement,

  3. Bonjour,

    Excellent article, mais juste pour être certain, pourriez-vous s’il vous plaît confirmer que j’ai trouvé une solution à mon problème ?

    Dans le cadre du développement d’une activité nécessitant un faible investissement, je souhaiterais occuper un terrain extrêmement bien placé.
    Le propriétaire (de l’entreprise et du terrain) n’a rien contre, cependant, s’agissant d’un grand groupe, il ne souhaite pas qu’un tiers puisse constituer un fonds de commerce sur son foncier. En l’état, il préfère donc me répondre que ce n’est pas possible, cependant, si je parviens à lui apporter une solution je serai sûrement en mesure d’exploiter mon activité pendant quelques années.

    Ma vision :
    Dans le pire des cas je n’occuperai le terrain que pour la durée du bail précaire (2 ans), dans le meilleur des cas, j’occuperai le terrain jusqu’à ce que mon activité devienne gênante, auquel cas, le propriétaire n’aura qu’à refuser le renouvellement du bail précaire en cours.

    Ma question :
    Comment puis-je conclure un accord pour occuper ce terrain tout en garantissant au propriétaire que je ne pourrai jamais prétendre à la propriété commerciale ?
    En d’autres termes, comment puis-je renoncer efficacement et définitivement à la propriété commerciale ? (Et pour une durée indéterminée supérieure à 3 ans)

    Suite à la lecture de votre article, je pense que vous avez donné la réponse, mais dans le doute je formule ma question pour en avoir le coeur net.

    Par ailleurs, quels éléments concrets (articles, jurisprudences…) puis-je présenter au propriétaire pour prouver mon propos ?

    Dans l’attente de vous lire, je vous remercie par avance pour votre aide et vous souhaite une excellente journée.

    Cordialement,

    Romain

  4. Bonjour,
    Je suis propriétaire d’un local professionnel via une SCI à l’IR. Des professionnels (thérapeutes en médecine douce) souhaitent louer en non meublé via un bail dérogatoire (moins engageant que le bail professionnel). Est ce que je risque de basculer ne SCI à l’IS du fait de ces baux dérogatoires ? A noter qu’au bout de 2 ans je basculerai automatiquement les contrats en baux professionnels.
    Merci

  5. Bonjour,
    J’ai loué un local commercial à un jeune entrepreneur et nous avons conclu un bail dérogatoire d’un an, qui va bientôt arriver à son terme. Tout s’est bien passé jusqu’ici.
    Le locataire me demande s’il est possible de renouveler ce bail dérogatoire pour un an de plus.
    Je sais que c’est possible jusqu’à 3 ans, mais comment doit-on procéder ?
    Faut-il faire un nouveau contrat ? c’est-à-dire faire un état des lieux de sortie (et de nouvelle entrée donc), restituer la caution initiale et en demander une nouvelle ? demander d’autres engagements des personnes qui étaient garantes au départ ?
    La logique me suggère qu’il faut refaire un nouveau contrat comme si l’on repartait à zéro, mais je trouve tout cela bien compliqué.
    Pourriez-vous me renseigner s’il vous plaît ?

  6. Bonsoir , je vous remercie pour vos explications et vos interprétations .
    Je me permets de vous soumettre ma question ; apres un bail precaire de 3 ans , et un arrét d activité de 1 an , puis je conclure un nouveau bail precaire de 3 ans avec le méme locataire pour la méme activité ?
    Merci infiniment

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